Godwin partout, justice nulle part

Sur Mastodon, il y a parfois des clashs; eh oui, c’est donc un réseau social normal. Au détour d’un échange particulièrement vif entre deux contacts, j’ai vu passer une phrase qui m’a quelque peu agacée, quelque chose comme “oui, mais on est agressé par des nazis.”

Si je comprends la raison pour laquelle mon contact a utilisé ce terme, mon historien intérieur – et pas que lui – râle sec. Parce que quand on parle de nazis, on parle normalement d’une réalité très précise, qui implique le plus souvent une période allant de 1918 à 1945, avec quelques rares exceptions.

Je suis prêt à parier que les agresseurs qu’évoquaient mon contact n’ont pas grand-chose à voir avec cette réalité, mais avec un ressenti basé sur des propos, des méthodes et des idées certes nauséabondes, certes utilisées par les nazis historiques, mais aussi par quantité d’autres néfastes, avant et après la période en question.

En d’autres termes, c’est une exagération, une hyperbole. En temps normal, je n’ai rien contre les hyperboles, bien au contraire: je pratique aussi. C’est très cathartique et souvent amusant.

Le souci que j’ai est double. D’abord, c’est une hyperbole sur un terme déjà hyperbolique. Le nazi, c’est un peu l’image du Mal Absolu, le modèle à côté duquel Sauron, Darth Vader, Voldemort et Donald Trump font figure de petites sœurs des pauvres. Quelque part, on est dans le registre de la fable du garçon qui criait “au loup”: à force de traiter de nazi tout ce qui nous paraît odieux, le jour où on a des vrais nazis en face, on dira quoi, “übernazis”?

L’autre souci que j’ai avec cette pratique, c’est que quand tu balances “nazi” (ou “fasciste”; dans ce contexte, c’est similaire) à quelqu’un, c’est un peu comme “terroriste” ou “pédophile”: un terme qui est tellement chargé qu’il clôt immédiatement toute tentative de discussion. Et d’ailleurs, la conclusion à l’échange susmentionné est allée dans ce sens.

On oublie souvent que le fameux “Point Godwin” des conversations sur Internet parle précisément de cela: utiliser Hitler et les nazis dans un argumentaire qui ne concerne pas ce sujet précis revient à non seulement clore le débat, mais à refuser tout droit de réponse à son vis-à-vis.

Je ne veux pas polémiquer sur le contexte qui a abouti à cette discussion: il concerne une instance où je ne suis pas et je n’ai eu des échos de l’affaire que par des sources indirectes. Je peux aussi comprendre que certaines personnes n’aient pas envie d’argumenter avec des individus aux comportements hautement toxiques.

Je pense néanmoins qu’il y a une marge entre dire “je ne veux pas polémiquer avec Machin parce que trouve qu’il a une attitude toxique” et “Machin est un nazi”. Et je pense aussi que cette marge est importante.

Après tout, on en revient à ce que j’appelle le “problème de connards“: se comporter de façon toxique face à des gens qui se comportent de la même manière est le plus sûr moyen de brouiller le message que l’on essaye de faire passer.

(Image: “Un point Godwin” par Superbenjamin via Wikimedia Commons sous licence Creative Commons, partage dans les mêmes conditions.)

Pour soutenir Blog à part / Erdorin:

Blog à part est un blog sans publicité. Son contenu est distribué sous licence Creative Commons (CC-BY).

Si vous souhaitez me soutenir, vous pouvez me faire des micro-dons sur Ko-Fi, sur Liberapay ou sur uTip. Je suis également présent sur Patreon et sur KissKissBankBank pour des soutiens sur la longue durée.

6 réflexions au sujet de “Godwin partout, justice nulle part”

  1. J’ai l’impression que le sens du terme ‘nazi’ a déjà changé de sens, un peu comme celui du terme ‘barbare’, que personne n’utilise plus dans le sens de ‘personne ne parlant pas grec’. Dans la narration actuelle, cela semble être le mal absolu sorti de nulle part¹ et que tout le monde a combattu sans ambiguïté². Je suppose que ce sont ces deux caractéristiques que les intervenants dans les forums cherchent à invoquer, le diable étant parti à la retraite…

    ¹Oui, je sais ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé.
    ²Pas mieux.

    Répondre
    • Bonjour,

      La différence avec le terme “barbare” est qu’il ne reste plus de contemporain ayant connu l’autre sens du mot. Dans le cas de “nazi”, il en reste et cela pose un problème de communication. D’une part, comme le relève Alias, cela affaiblit la portée du terme (qui est bien souvent attribué à des esprits simplets qui ont adoptés des idées simplistes, ce que n’étaient pas seulement les nazis). D’autre part cela laisse de côté le ressenti que peut avoir notre interlocuteur s’il se trouve être un contemporain ou un descendant direct d’un contemporain de la période impliquée par le terme. Et qui peut savoir qui est à l’autre bout du réseau.

      Enfin, accepter l’utilisation de ce terme pour clore une discussion me semble aller à l’encontre de l’utilisation “normale” d’un forum ou d’un réseau social. S’il s’agit de discuter avec des gens qui ont obligatoirement le même avis que nous, restons dans des conversations privées. Le dissensus me semble être une caractéristique intrinsèque de la démocratie. (Dans le sens où le consensus se rencontre surtout dans les dictatures.)

      Malgré ce que je viens d’écrire, j’estime aussi que la modération d’un réseau social doit intervenir lorsque les propos sont outranciers ou injurieux. D’abord parce que l’impunité mène à la récidive. Ensuite parce qu’une interruption temporaire de la discussion n’est pas une clôture lorsqu’elle vient d’une “autorité au sessus” de celle-ci. Cette absence de censure m’a fait quitter autrefois le forum de la FFJDR ; les participants pouvaient se faire injurier ou diffamer en toute impunité.

      Bonne journée

      Répondre
      • Bienvenue et merci pour ce commentaire. Effectivement, la modération est un élément primordial des forums de discussion – que ce soit sur Internet ou en dehors, d’ailleurs.

        Répondre

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.