Jeu de rôles et création: entretien avec Coralie David

Il y a quelques temps de cela, j’ai été contacté par Coralie David, qui prépare une thèse de littérature comparée sur le jeu de rôle et a, pour ce faire, contacté un wagon d’auteurs prestigieux, comme Anthony “Yno” Combrexelle, Éric Nieudan, Romain d’Huissier, Olivier Caïra, Laurent “BobDarko” Devernay, Tristan Lhomme et une trouzée d’autres, francophones ou non.

Je vous avoue que je fais un peu tache au milieu de ces pointures, mais quoi qu’il en soit, j’ai répondu à ses questions. Vous me connaissez: il est rare que je rate une occasion d’ouvrir ma grande gueule. Je vous livre donc ici, pour l’édification des masses, lesdites questions et mes réponses. Je vous préviens tout de suite: par rapport à mes petits camarades précités, ça ne va pas être du même niveau…

Comment définiriez-vous votre métier ou votre activité dans le JdR ?

Déjà, le jeu de rôles n’est – hélas! – pas mon métier. Ni même l’écriture, en fait.

J’ai l’impression d’être surtout un créateur d’univers. Ou, à tout le moins, le créateur d’un univers, même si j’en ai créé d’autres, mais qui n’ont jamais été publiés ailleurs que sur mon blog, voire tout court.

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire Tigres volants ? Un thème, un genre, une commande d’éditeur ? Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez créé ces JdR ?

Tigres Volants est un univers que je traîne dans ma tête depuis bien trente-cinq ans – avant même que je ne commence à faire du jeu de rôles. C’était le monde dans lequel évoluaient mes alter-egos. Comme je devais avoir 13-14 ans à l’époque, je vous laisse imaginer la tête des alter-egos en question: ça impliquait des Elfes et beaucoup de sexe. En y réfléchissant, ça n’a pas beaucoup changé depuis.

L’univers était un mélange d’imagerie de SF inspirée par le rock progressif et électronique de l’époque (Saga, Mike Oldfield) et mes lectures SF et fantasy, en romans ou en bandes dessinées. Il a fini par évoluer au-delà de ce cadre, mais toujours nourri par des influences littéraires, cinématographiques et musicales.

Quand j’ai commencé à jouer au jeu de rôles, j’ai tout de suite eu envie de jouer dans cet univers. Il faut dire aussi qu’à l’époque, le jeu de rôles se résumait à D&D et c’est un peu tout. Et comme la science-fiction m’a toujours plus intéressé que le fantastique, c’était aussi un moyen de pallier à un manque.

Lorsque vous écrivez un JdR ou participez à un supplément pour une gamme déjà existante, qu’est-ce qui vous inspire en premier lieu ? Le système ? L’univers ? Le type de personnages que les joueurs interpréteront, les scénarios potentiels, ou est-ce toujours différent ? Un mélange de ces éléments ?

À vrai dire, j’écris rarement pour d’autres jeux que le mien, mais là encore, quand je le fais, c’est le plus souvent motivé par l’univers ou le thème.

Il est rare qu’un système ou des mécaniques m’enthousiasment, sinon en tant que complément de l’univers. Pendant longtemps, j’ai pensé que le système de jeu était juste un truc qui devait tourner sans trop enquiquiner le MJ, mais depuis quelques années, j’ai rejoint le camp des “system matters”, ceux qui pensent que les règles de simulations doivent également refléter le thème du jeu.

En fait, c’est une mutation qui s’est faite peu avant que je ne finisse l’actuelle version de Tigres Volants, quand un de mes amis et collègues de 2 dés sans faces (la maison d’édition qui a publié Tigres Volants) m’a poussé à inclure des mécaniques de jeu qui reflètent l’univers du jeu et son style décalé.

Comment définissez-vous un système de JdR ? Quel est son rôle ?

Je fais déjà la différence entre le “système de jeu” et les “mécaniques de jeu”, en d’autres termes à comment on joue (dans la forme classique, un MJ et un ou plusieurs joueurs, interprétant chacun un personnage), et comment on résout les actions (les règles de simulation).

Le système permet de définir la forme de la partie, les mécaniques permettent de résoudre les actions pendant la partie.

C’est une théorie qui avait été formulée en son temps par Romaric Briand, dans un article qui n’est plus en ligne (mais encore visible sur la Wayback Machine).

Comment définissez-vous le roleplay ?

J’ai l’impression que la notion de “roleplay” a un peu vécu. Ça a longtemps désigné la façon dont les joueurs interprétaient leur rôle de personnage, mais c’est souvent devenu une excuse pour faire des bêtises. Je vois plus le jeu de rôle comme une création collective et l’idée qu’un joueur se cache derrière son personnage pour faire de l’anti-jeu me paraît foireuse.

Après, je trouve plus intéressante la notion d’immersion, qui désigne le fait pour les joueurs d’être “pris par le jeu”, même si ce n’est pas forcément en restant dans son rôle. Quelqu’un comme Greg Pogorzelski en parle plutôt bien sur son blog, notamment dans cet article.

À votre avis, que permet de créer le JdR en termes de fiction, qui n’est pas possible dans d’autres médias ?

En trois mots, le jeu de rôles permet de sortir de la carte. En d’autres termes, les personnages n’ont que très peu de limites physiques à leurs actions: dans un livre ou dans un film, on suit quelque chose de linéaire – même si l’œuvre ne l’est pas – avec un début et une fin.

Dans le jeu vidéo, on peut avoir un monde ouvert, mais le média implique tout de même des limites; un personnage d’un monde médiéval-fantastique ne peut pas soudainement décider qu’il grimpe dans une soucoupe volante et va visiter d’autres mondes si le programme ne l’a pas prévu. En jeu de rôles, la seule limite est un “non” du MJ.

Je m’étais aussi fait la réflexion que, d’une certaine manière, le jeu de rôles, c’est de la fiction pour créer d’autres fictions. C’est une sorte de boîte à outils.

Vous avez travaillé sur Bitume dans les années 90, entre autres. Comment définiriez-vous les JdR de cette époque ? Qu’est-ce qui vous semble avoir changé aujourd’hui ?

En fait, j’ai écrit des textes pour Bitume dans les années 1980… De façon générale, la création de jeu de rôles à cette époque était très empirique, d’une certaine façon: on avait une idée de thème ou d’univers, on posait ça sur papier et on greffait par-dessus des règles pompées dans 1d6 autres jeux et vogue la galère!

(Je l’ai fait aussi, notez bien.)

Depuis quelques années, sous l’impulsion d’un certain nombre de fondus – au premier rang desquels on compte ceux qui participaient au forum “The Forge” –, on a commencé à réfléchir à ce qu’est un jeu de rôles, à ses particularités et à ses mécanismes de fond. Partant de là, on a commencé à s’intéresser à différentes formes de narrations et, plus pragmatiquement, à avoir des mécanismes qui “collent” mieux au thème ou à l’univers du jeu (le “system matters”). En bref, on a commencé à “penser” le jeu de rôles (ce que j’appelle “jeuderôlogie”).

D’un point de vue plus pratique, il y a eu ces dernières années un double mouvement, d’une part permettant à bien plus d’auteurs de publier leurs jeux, par Internet ou par l’impression à la demande, couplé à la démocratisation d’un certain nombre d’outils professionnels pour la mise en page; d’autre part, les joueurs demandent toujours plus de valeur ajoutée aux jeux: graphisme soigné, illustrations professionnelles, etc.

Pour vous, quel est le ou les JdR le plus « réussi(s) », dans le fond, la forme, pourquoi ?
Quels sont vos systèmes de jeu préférés, pourquoi ?
Quels sont vos univers de jeu de rôle préférés, pourquoi ?

Un de mes jeux préférés dans ce domaine, c’est Castle Falkenstein, qui a le génie de poser comme système de jeu, dès le départ, une mise en abime: les joueurs jouent au même jeu qui divertit les têtes couronnées de la Nouvelle-Europe (le monde steampunk fantastique de Castle Falkenstein), ce qui implique de ne pas utiliser de dés (c’est vulgaire) et d’avoir, en guide de feuille de personnage, un journal privé.

J’aime aussi beaucoup un jeu comme Feng Shui, qui permet de retranscrire l’univers visuel des films de Hong Kong (et des films d’action en général), que ce soit dans la Chine légendaire, l’époque des Guerres de l’Opium, notre monde contemporain ou un avenir dystopique – de préférence le tout en même temps.

À vrai dire, j’aime bien les histoires décalées – ni totalement sérieuses, ni totalement loufoques – où l’univers a un méchant sens de l’humour.

Quelles sont vos campagnes préférées, pourquoi ?

Je ne joue pas à des campagnes « du commerce ». À vrai dire, je ne joue pas très souvent et encore moins sous la forme de « campagnes », dans le sens traditionnel du terme. La structure la plus courante de nos parties s’apparente plutôt aux séries télévisées, avec des aventures habituellement sans autre lien que les personnages et, tissée dans ces histoires, une ou plusieurs trames plus importantes qui, de temps en temps, prennent le devant de la scène.

Que pensez-vous de la distinction que font certains rôlistes entre story games et JdR ?

J’ai une approche assez ouverte de ce qu’est un jeu de rôles: un jeu où on joue un rôle. Parti de là, beaucoup de jeux sont des jeux de rôles. De mon point de vue, les « story games » sont des jeux de rôles sous une forme minimaliste.

À vos yeux, qui sont les trois personnes les plus représentatives de la nouvelle génération d’auteurs de JdR français ? Qu’est-ce qui la caractérise, selon vous ?

C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre, parce que somme toute, je ne connais pas si bien les auteurs de jeu de rôles. Enfin, pour être précis, je les connais personnellement, mais pas tant pour ce qu’ils écrivent.

Dans les personnes qui m’impressionnent, je citerais Johan Scipion (Sombre), qui pousse très loin son concept de jeu où on joue des victimes et affiche un dévouement remarquable pour la promotion du jeu de rôles en général et du sien en particulier. J’aime bien aussi suivre les discussions de gens comme Romaric Briand ou Greg Pogorzelski, qui s’interrogent sur la « jeuderôlogie » et mettent à jour des réflexions et des idées qui vont loin.

Comment voyez-vous l’évolution du JdR dans le fond et la forme, et d’un point de vue économique au sens large ? (nouveaux modes de financement comme le crowdfunding, modes de distribution, rôle du Net, revues, conventions, etc.) ?

Pour moi, c’est clair que, depuis une dizaine d’années, on assiste à une révolution dans le domaine des outils pertinents à la publication de jeux de rôles. La maturation de l’impression numérique, qui permet d’imprimer des petites quantités sans braquer d’épiceries, l’impression à la demande, qui permet de se défausser complètement de toute la question de la production et de la distribution, ou le financement participatif, qui permet de lever rapidement des fonds, sont autant d’évolutions qui vont dans ce sens, avec évidemment, en arrière-plan, la démocratisation d’Internet et du numérique.

Par contre, ça signifie que les structures déjà établies au premier rang desquelles les boutiques et les maisons d’édition traditionnelles, risquent de souffrir – surtout les boutiques, en fait. Le gros souci, c’est qu’on assiste déjà depuis plusieurs années, à une « balkanisation » du marché du jeu de rôles, avec de plus en plus de titres – et un nombre de joueurs qui stagne, voire diminue.

Un élément qui est par contre très intéressant, c’est que la « culture rôliste » est désormais très présente dans la société: on va de plus en plus avoir des décideurs, des personnes établies, qui non seulement savent ce qu’est le jeu de rôles, mais en ont sans doute fait l’expérience. De plus, un certain nombre des éléments de cette cultures – et plus généralement de la « culture geek » – entrent dans le domaine « grand public »: tout le monde ou presque a vu des films comme Avatar ou la trilogie du Seigneur des Anneaux (et Le Hobbit).

Pour ce qui est des jeux eux-mêmes, j’espère que les nouvelles générations de jeux un peu expérimentaux, comme Apocalypse World, vont amener une nouvelle façon de voir le jeu de rôles pour les débutants. Ce sont des jeux qui ont beaucoup de bonnes idées sur comment prendre les joueurs par la main et les suivre tout au long de la partie. Les auteurs et les éditeurs commencent à s’intéresser à la prise en main des jeux et c’est une très bonne chose.

Je doute cependant que le jeu de rôles en lui-même ne sorte de son aspect « marché de niche », même si c’est un média qui a vocation à durer.

(Image par J Brew via Flickr, sous licence Creative Commons, partage dans les mêmes conditions.)

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