Mozilla et la corruption du libre

Un de ces quatre, il faudra que je vous fasse un rapport de ma transition vers plus de logiciels libres (spoiler: c’est contrasté). Je peux déjà vous dire que Firefox est devenu mon navigateur par défaut et que c’est sans doute la raison pour laquelle la récente annonce de la fondation Mozilla d’afficher des pubs dans le navigateur m’a quelque peu agacée.

Récemment, Jonathan Nightingale, un des vice-présidents de la fondation Mozilla, a essayé de préciser la position de l’organisation par rapport à son produit vedette, dans un billet intitulé New Tab Experiments. Pour ceux qui ne comprennent pas l’anglais, il y parle des expérimentations prévues avec les nouveaux onglets et dit la chose suivante:

These tests are purely to understand what our users find helpful and what our users ignore or disable – these tests are not about revenue and none will be collected. Sponsorship would be the next stage once we are confident that we can deliver user value.

(Traduction personnelle:) Ces tests visent purement à comprendre ce que nos utilisateurs considéreront comme utile, ce qu’ils ignoreront ou ce qu’ils désactiveront. Ces teste ne concernent aucunement le revenu et aucun n’en sera retiré. Le parrainage sera la prochaine étape dès que nous seront certains de pouvoir créer de la valeur pour l’utilisateur.

Là, pour moi, il y a clairement un problème: penser que la publicité amène de la valeur à celui qui la regarde, c’est au mieux naïf, au pire stupide. La publicité n’apporte de la valeur qu’à celui qui la commande à celui qui la fait et à celui qui la diffuse; les autres la subissent.

Et encore: on peut facilement argumenter que ceux qui la diffusent la subissent autant – sinon plus – qu’ils n’en profitent, car cela les place dans une position de soumission vis-à-vis des annonceurs. Quand une partie de son revenu dépend de la publicité, il devient de plus en plus difficile de s’en passer, donc on évite de fâcher le client.

Il y a pire: dans sa chronique parue dans le Guardian britannique, Cory Doctorow revient sur une autre décision problématique – pour rester poli – de Mozilla: l’inclusion d’un dispositif facilitant l’usage de verrous numériques dans Firefox.

Or, comme il le souligne, ces fameuses DRM – dont personne ne veut, à part les grands studios – se basent sur une technologie qui est une sorte de boîte noire, non seulement totalement opaque, mais dont la révélation du code source est punissable par la loi (aux USA et dans l’Union européenne). Ce qui va complètement à l’encontre de la philosophie open-source.

Doctorow mentionne un certain nombre de points mitigeants, mais je crois que, pour moi, le cœur du problème est dans cette citation d’Andreas Gal, Chief Technology Officer des projets Mozilla:

We have come to the point where Mozilla not implementing the W3C EME specification means that Firefox users have to switch to other browsers to watch content restricted by DRM. (le gras est dans la citation d’origine)

(Traduction personnelle) Nous en sommes arrivés au point où, si Mozilla n’implémente pas la spécification EME de la W3C, cela signifie que les utilisateurs de Firefox devront choisir d’autres navigateurs pour regarder des contenus fermés par des verrous numériques.

Je trouve franchement dangereux qu’un des grands noms du logiciel libre soit prêt à hypothéquer son indépendance pour une sordide question de parts de marché – en d’autres termes, qu’une organisation à but non lucratif se place dans une logique de concurrence commerciale – ce d’autant plus que rien n’interdit aux utilisateurs d’avoir précisément plusieurs navigateurs installés. Pour le moment, en tous cas.

Cela m’apparaît d’autant plus stupide qu’il existe désormais pas mal de façons de financer des projets comme ceux de la fondation Mozilla sans pour cela s’aliéner les fans. Un financement participatif via Kickstarter, par exemple, ou l’utilisation d’outils de mécénat du genre Patreon me paraissent bien mieux adaptés à l’éthique du libre, surtout pour une structure comme Mozilla, qui dispose d’une communauté de passionnés.

Ça impliquerait sans doute de changer de politique quant aux sorties en rafale de nouvelles versions et la mise en place d’un plan public et précis d’amélioration du produit, histoire de pouvoir prévoir à l’avance les financements par tranche, mais ce n’est pas exactement de la science quantique pour qui sait gérer le budget d’une structure de bonne taille.

Ce qui est le plus navrant dans cette histoire, c’est que – comme le souligne Doctorow – Mozilla a largement les moyens de suivre une autre politique, mais semble ici succomber au sirènes du TINA, There is no alternative, Il n’y a pas d’autre choix. Pour un logiciel qui s’appuie précisément sur un modèle se présentant comme une alternative aux produits commerciaux, c’est piquant.

(Image: “Half an Hour of Web Ads” par Daniel Oines via Flickr, sous licence Creative Commons.)

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14 réflexions au sujet de “Mozilla et la corruption du libre”

  1. Ca me rappelle un peu la Migros, en Suisse. Je ne vois pas ce qu’elle a encore d’une coopérative à but non lucratif (ce qui est pourtant son statut, sur le papier). Je suppose que quand les structures deviennent trop grandes, elles s’institutionnalisent et se mettent alors à se préoccuper essentiellement de leur survie, perdant de vue leurs valeurs et objectifs initiaux.

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    • Il y a de ça, mais je soupçonne que c’est encore plus insidieux, une perte de l’esprit d’innovation pour une fausse sécurité fondée sur le suivisme.

      À cet égard, l’argumentaire de Mozilla à base de TINA est, je trouve, très parlant.

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      • Oui, pour moi cela fait partie de l’institutionnalisation. Peu de grosses boîtes sont innovantes. Elles préfèrent racheter des start-ups.

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  2. J’ai été grand partisan des foss à l’époque où tout le monde s’en fichait, et maintenant que je me suis fait une raison (quand on bosse dans l’informatique) avec les histoires de données personnelles, tout le monde se rue dessus et s’étonne qu’après des années de guerre souterraine sans résultat, les projets open source reviennent à la réalité. Ca rejoint quelque part un autre article que tu avais fait sur la viabilité des projets de barbus pour le grand public.

    Effectivement, avec le barouf autour de la NSA, un certain nombre de gens se sont tournés vers des solutions plus respectueuses de la vie privée, mais sans vraiment regarder l’historique : ca fait des années que firefox tient seul la barre dans les distro linux, et que c’est loin de leur apporter des nouvelles parts de marché, puisque linux ne décolle pas vraiment (et comme le demandait Alias, peut être ne décollera jamais vraiment auprès du grand public, n’en déplaise à Canonical).

    Il faut voir aussi que les idées mis en avant par Chrome (et qui lui ont permis de piquer des parts de marché à Firefox) viennent aussi des cartons de Firefox avant qu’il n’ait eu vraiment le temps de les mettre en place. Et maintenant que ca arrive, on a l’impression que Firefox copie Chrome alors que c’est l’inverse.

    Néanmoins je suis d’accord sur le suivisme actuel de Firefox. Maintenant qu’Opéra n’est plus là pour donner de bonnes idées aux autres, il eut été cool de voir que la fondation se préoccupe de faire avancer internet. Une fois qu’ils auront arrêté de perdre de l’argent avec le développement de firefox OS, peut-être qu’ils auront à nouveau de l’intérêt pour firefox et thunderbird. Mais comme je disais au début, après des années et des années de lutte pour l’open source, à prêcher dans le désert, après que Chrome leur ait piqué au moins un bon tiers d’utilisateurs, qu’ils commencent à avoir une vision à la Canonical, je ne peux pas leur reprocher.

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  3. Bonjour, pourrait-on m’expliquer pourquoi “penser que la publicité amène de la valeur à celui qui la regarde, c’est au mieux naïf, au pire stupide”, s’il vous plait ? (^_^) Je dois probablement être un peu des deux, mais sait-on jamais vous risqueriez de m’instruire (^_^)

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    • Parce que, de mon point de vue, c’est quelque chose de subi, une forme d’endoctrination visant à susciter l’envie pour des objets dont on n’a pas besoin. De plus, c’est aussi souvent quelque chose de disruptif, qui vient s’intercaler au milieu d’autres contenus.

      J’en ai déjà parlé dans d’autres articles, mais je préfère citer directement un article de Lionel “Ploum” Dricot, Mais qui paie la publicité?

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      • Mais si je comprend bien en conclusion il pronne seulement un avenir basé sur un futur de publicité ciblé, contre lesquels bon nombre d’internautes se sont offusqués semblants être piqué dans leur intimité. (^_^) De plus si : “Lorsqu’on interroge les cibles, vous et moi, les réponses sont unanimes : la publicité ne fonctionne pas. Peut-être chez les gens moins intelligents mais pas chez moi.” ou encore “Tout cela sur base sur le postulat que la publicité n’est pas efficace, que nous sommes insensible à son message.” alors il est innutile de penser à la publicité comme pouvant être bénéfique sachant que la publicité que l’on en fait invite la plupars des lecteurs à active des mesures protectionnistes visant à limiter la publicité ciblée (ad block, do not track, etc.) (^_^) hors se faire connaitre est certe un atout pour ceux souhaitant commercer, que ce soit pour un bien ou un service, et pour ceux souhaitant informer (blog, chaine d’info, etc.). Mais aussi pour ceux souhaitant acheter (découvrete d’une offre qui pourrais mieux satisfaire ses envie/besoin que celle dont on dispose actuelement par exemple) ou souhaitant s’informer (bien que naviguer de blog en blog soit efficace et que la système publicitaire les mettent dans une concurrence qui pourrais être néfaste pour le lecteur si non régulé). (^_^”) J’ai encore du mal à m’en faire une opinion, quelle en est votre ressentis ? peut être cela pourrait il m’aider.

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        • Mon ressenti personnel étant que la pub est une sorte de cancer visuel et commercial dont le seul intérêt est d’engraisser des publicitaires, je ne sais pas en quoi ça peut aider qui que ce soit à se faire une opinion. 😉

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      • (^_^”) Emporté dans mon élan, j’ai oublié de vous remmercier pour votre réponse et de m’avoir fait découvrir Flattr et Patreon. À ce propos pourrait-on immaginer un flux RSS comme publicitaire ? Ainsi il serait possible de choisir ses “publicitaires”, ceux que l’on sens proche de nos envies/besoins sans mettre nos donées dans la balance. Le financement de ce flux pourrait être le résultat d’une participation communautaire. Une sorte de publicité participative. Cela aurait-il des chances de fonctionner ? (^_^) ça existe peut-être déjà me dirrez vous.

        (ps : quand ce genre de débat apparait aux nouvelles j’aime aller me renseigner auprès de personnes s’y étant confronté depuis un moment et ayant pus ainsi se forger une opinion plus abouttie, en espérant que ceux ci est quelques temps à consacrer à l’expansion de l’instruction et à la propagation de leurs réflexions)

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        • On peut l’imaginer, mais ça implique un certain nombre de choses, comme de trouver des blogs que l’on aime et qui soient prêts à payer pour apparaître sous cette forme. C’est se compliquer la vie pour avoir un système qui, au final, apporte autant que Flattr, tout en étant plus compliqué à mettre en place et plus intrusif.

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