Les sons impossibles

— Ce n’était pas très raisonnable.

Le chauffeur de la berline négociait les lacets de la route, dans cette région accidentée. À l’arrière, la première des deux femmes avait un ton plein de reproches. L’autre semblait fatiguée, mais étrangement sereine; elle répondit:

— Les choses intéressantes le sont rarement.

— « Intéressantes » ? Tu disparais pendant trois jours, puis tu nous appelles depuis un communicateur public pour nous demander de venir te chercher après un festival de musique ? Enfin, si on peut considérer cette hystérie comme de la musique.

— J’ai perdu mes affaires, répondit-elle en guise d’excuses, avec une désinvolture palpable. Perdues ou volées, je ne sais pas. Mais ce n’est pas très important, je n’avais rien de… sensible.

Le silence s’installa dans la voiture, qui roulait désormais le long du Rhin, dans un paysage où alternaient falaises, châteaux millénaires et vignobles. Un silence à peine troublé par la mélodie fredonnée par la femme blonde. Au final, l’autre n’y tint plus :

— Ma reine…

Elle rit.

— Cela fait plus de dix mille ans que je ne suis plus reine, Arilin, tu devrais avoir eu le temps de t’y faire.

Arilin avait bien moins que dix mille ans, elle était âgée d’à peine quelques siècles. Mais, avant de venir sur Terre sous le nom Eliane Hartfeld – taille moyenne, cheveux noirs mi-longs, impeccable tailleur-pantalon noir –, elle avait été éduquée dans les anciennes traditions. Elle était également capable d’une patience que l’on ne trouvait guère chez les personnes de son âge.

Il fallait bien ça pour gérer son vis-à-vis – lequel offrait un parfait contraste. Habillée d’un pantalon taillé aux mollets et d’un chemise de randonneur, ses longs cheveux blonds étaient dans un désordre complet et ses vêtements couverts d’une poussière qui avait commencé à se transformer en boue sous la pluie fine de ce dimanche matin.

Arilin secoua la tête, incrédule.

— Je vais finir par croire que ça fait plus de dix mille ans que tu es redevenue une gamine. Que tu veuilles partir en randonnée, seule, dans ce qui était ton ancien royaume, passe encore. Mais pourquoi fuguer comme cela ? Pourquoi aller dans un des endroits les plus dangereux pour… quelqu’un comme toi. Comme nous. Tu imagines s’ils avaient vu ?…

Leur peuple était suffisamment similaire aux humains pour pouvoir passer inaperçu, mais il y avait quelques différences physiques évidentes pour qui savait où regarder. Ils étaient originaires de la Terre, mais l’avaient quittée il y a bien longtemps, fuyant des glaciations.

Leur présence sur Terre était loin d’être officielle – pour les Terriens, comme pour les nations stellaires, qui avaient formellement interdit tout contact avec des civilisations ne maîtrisant pas le voyage interstellaire. Cela dit, Arilin soupçonnait qu’il s’agissait là d’un secret de polichinelle, une lubie nostalgique tolérée comme telle. Tant que personne n’essayait de vendre un générateur hyperspatial – ou un missile photonique – aux Terriens, tout irait bien.

— Cela n’a jamais été mon royaume, je vivais bien plus au sud ; ce nom, « Lorelei », n’est qu’une coïncidence. Quant à mes oreilles, il y en a bien ou deux qui ont dû les voir, parmi ceux dont j’ai partagé la tente, mais tous croyaient que j’étais dans une sorte de costume. Ou un effet secondaire de leur intoxication.

— Étoiles éternelles ! Je n’y crois pas, tu as couché avec…

L’autre lui lança un regard appuyé, fait d’un savant mélange de pitié et de sarcasme. Bien sûr qu’elle avait couché avec des Terriens; ce n’était pas des animaux, ni des enfants, non plus.

Elle soupira. Comment Arilin pouvait-elle comprendre ? Sa culture était aussi différente de la sienne que de celle du peuple dans lequel elle vivait, cette nation terrienne appelée « Europe » et qui avait presque autant de sous-cultures que de fromages – et ils avaient vraiment beaucoup de fromages. Conditionnée par son éducation, Arilin n’entendait que cacophonie là où elle avait perçu de l’éternel.

Après une longue pause, elle répondit:

— Toute musique porte un message de vie, seule la forme change. J’ai entendu des musiciens qui s’appelaient « maison des rêves », certains qui parlaient de « paysage liquide » ou qui évoquaient leur amitié par-delà le grand océan de l’ouest, plus d’autres où je n’ai pas compris la référence. Il y en avait même un – et non des moindres, si j’en juge par la foule venue le voir – qui tire son nom de l’adaptation d’une de nos anciennes légendes.

— Si tu parles des écrits de ce linguiste anglais, il y a beaucoup de ces « musiciens » qui s’en sont inspirés.

— Je le sais, mais ce n’est pas ce que je veux dire.

» La plupart de ces musiciens ne veulent pas seulement nous faire danser, nous faire réfléchir ou nous émouvoir. Ils cherchent à faire une musique qui parle à la fois à l’âme, à l’esprit et au corps. Certains y arrivent.

» J’ai entendu l’histoire d’une route faite d’os et de tombes anonymes qui m’a fait frissonner comme jamais. J’ai dansé, virevolté même sur l’évocation d’un ouragan dans une débauche de lumières multicolores. J’ai vu un homme seul s’essayer à reprendre les titres d’un  groupe légendaire et emporter la foule par son enthousiasme. J’ai volé dans le froid et l’air raréfié de la stratosphère au crépuscule. J’ai entendu – vécu presque – les souffrances d’un peuple opprimé, écrasé par son voisin. J’ai chanté à tue-tête des airs que je ne connaissais pas, comme si je les avais entendu depuis toujours.

» Un des groupes parle des « sons impossibles ». C’est ce qu’ils font. Leurs sons ne sont pas les nôtres, mais leurs histoires nous parlent avec nos mots. Et en deux jours, j’ai été plus émue par leur musique que par tout ce que j’ai pu écouter en des millénaires. Nos chants ne racontent que des chroniques familiales improbables ou des coucheries plus ou moins émoustillantes…

— Tu exagères.

— Un peu, concéda-t-elle, avec un sourire. Mais j’ai surtout l’impression que nous manquons beaucoup de choses en ne voyant dans ces Terriens que des cousins éloignés à peine sortis de la barbarie.

— J’ai surtout l’impression que tu as besoin d’un bon bain et d’une vraie nuit de sommeil.

— Aussi. Mais avant, j’aimerais que tu me montres comment acquérir de la musique sur les plateformes numériques locales.

Arilin sentit que la journée allait être très longue. Mais que pouvait-on refuser à Hiriel Galadril ?

Ce texte m’a été inspiré, vous l’aurez compris, par le festival Night of the Prog ; c’est une forme de pré-compte-rendu que j’ai rédigé pendant le trajet du retour. Il émerge aussi de mon envie d’écrire une fiction qui parle de rock progressif et, bien évidemment, de l’univers de Tigres Volants – à tout le moins, une version alternative d’icelui, où le Rhin en 2014 ne charrierait pas les cendres radioactives de Strasbourg et de nombreuses autres cités.

Et puis j’avoue, j’aime bien l’idée d’une Galadriel un peu moins évanescente que ce qu’en décrit Tolkien.

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3 réflexions au sujet de “Les sons impossibles”

  1. J’adore, je crois que je vais z’aller en causer sur mon blog, avec Armageddon rag… que je me demande si 1) je ne l’aurais pas lu y’a un moment, ou 2) si tu ne m’en aurais pas parlé avec un tel enthousiasme et force de détail, que je croirais l’avoir lu y’a un moment?
    (vu que je ne me rappelle pas de la fin… réponse 2, sans doute)

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    • Ça ne m’étonnerait pas non plus.

      Si tu veux du plus accessible, regarde Perkeros, qui est vraiment très bien, plus moderne et plus léger, mais dans le même esprit.

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