Oh, mon dieu, ils ont tué le jeu de rôle, les salauds!

En ce moment, les forums de jeu de rôle francophones bruissent d’un débat vieux comme… ben, le jeu de rôle francophone, justement: la mort du jeu de rôle.

Tout a commencé par l’annonce de la mort du magazine D20, annonce persillée de mauvaise foi (genre, c’est la faute aux boutiques, aux joueurs, à l’Europe; si ça se trouve, son chien lui a aussi mangé son devoir de maths). Comme d’habitude, dans ces cas-là, le débat est parti un peu dans tous les sens, mais un certain nombre de points intéressants sont apparus. Je me permets ici de copier la réponse d’Alexandre Amirà (avec son autorisation), dans le forum Casus Non-officiel:

Bon, bah je profite d’être rentré tôt pour ramener ma fraise. Désolé, je vais faire long mais en même temps je ne force personne et je vais mettre du gras sur les sujets importants pour ceux qui ont la flemme :

Les jeux d’aujourd’hui ne sont pas plus cher qu’avant. Par rapport à l’augmentation qualitative et quantitative du produit, par rapport à la professionnalisation de la production, la différence est négligeable. Je prends l’exemple Bloodlust/COPS que 12 années séparent (1991/2003), converti en euros d’aujourd’hui :

Bloodlust : 35 € pour 600.000 signes sous la forme de 3 livrets en N&B sans maquette particulièrement travaillée, dans une boîte en carton couleur avec une carte N&B. 22 € les suppléments de 94 pages aérées en N&B avec une maquette aussi légère mais une couverture rigide en couleur.

COPS : 42 € pour plus de 1.000.000 de signes sous la forme d’un gros bouquin en N&B graphiquement travaillé (là encore, on aime ou pas), avec une couverture rigide en couleur. 25 € les suppléments de 176 pages (ras-la-gueule de signes) avec la même maquette et une couverture souple en couleur.

Les deux jeux ont eu un suivi complet : 11 suppléments pour l’ancien, déjà 13 pour le jeunôt sur un rythme régulier. Et les deux jeux se vendent a priori bien.

En conséquence de quoi, le problème du prix ne devrait pas rentrer considérablement en ligne de compte. Les jeux sont chers quand on est relativement sans ressources et cela grêve essentiellement les jeunes joueurs. L’argument de l’investissement à long-terme (la durée de vie du jeu) ne rentre en ligne de compte que lorsqu’on essaye de convaincre ses parents d’allonger la thune – en revanche, du côté de l’éditeur, cette histoire de long-terme est un problème puisqu’en théorie un jeu peut suffire pour des décennies de jeu sans avoir besoin d’acheter autre chose

Et ça c’est mal. Parce que s’il ne parvient pas à susciter une impulsion d’achat, bah l’éditeur ne gagne pas d’argent et fait de l’apnée dans la fosse des Mariannes.

Fort heureusement, notre belle évolution sociale de pays où l’ANPE ne sert qu’à baisser les chiffres du chômage avec ses propres employés fait que l’on ne se contente plus de rien. Tout se renouvelle très vite et tout le monde ressent le besoin de suivre le mouvement pour ne pas rester à la traîne sociale.

On le voit partout, c’est lié à plein de facteurs et on pourrait en parler en bien et en mal pendant des heures mais là n’est pas le sujet. Pour ce qui nous concerne, la durée de vie reconnue d’un jeu de rôle est désormais de 2 ans. Au-delà, c’est de la survie, les ventes ne suivent plus et le jeu meurt progressivement à moins de réussir à se renouveler par le biais d’une nouvelle édition. Mais là encore, la pratique finit par montrer ses limites.

Donc, le consommateur est supposé acheter davantage ou tout du moins plus souvent et ce pour peu qu’il soit stimulé par le milieu (éditeurs, magazines, conventions, communication, etc.) : le matraquage médiatique ça marche, les techniques de vente ça existe mais dans le jeu de rôle c’est à peine exploité tellement y’a pas de sous et pas d’optimisme de la part des éditeurs sur une hypothétique augmentation du pool de consommateurs.

Alors pourquoi n’est-ce plus comme avant ? Parce qu’avant la production francophone (française et traduite) ne proposait pas une offre pléthorique au consommateur.

Avec les années 90 est arrivé le choix. Lentement mais sûrement. Qui dit plus de choix dit aussi plus de fragmentation des pratiquants d’un loisir réputé pour gamins (ou ados attardés) mais pas pour gamins (parce qu’après ils tuent des gens) et nécessitant un investissement important ainsi qu’un certain nombre de joueurs réunis pour longtemps au même moment.

On va être sympa, on ne va pas parler de l’image que peut projeter le pratiquant lui-même, lequel n’est déjà jamais foutu de donner une définition courte, explicite et attractive de son propre loisir (et moi le premier mais j’aurais plutôt tendance à ne pas en faire la pub de toute manière). Bref, on pourrait résumer par trop de jeux pour trop peu de joueurs.

Notez bien que par “joueurs” j’entends plutôt “consommateurs”. Mais ce serait trop long à écrire à chaque fois.

Etant donné que la progression de l’offre des éditeurs n’est pas correlée à la progression du nombre de joueurs, les ventes n’ont guère de raisons de progresser mais plutôt de se fragmenter.

L’édition de jeux de rôle reste essentiellement un domaine d’amateurs éclairés (ouh ! comment j’vais m’faire taper dessus !). La grosse boîte qui sort des produits et un suivi d’une qualité exemplaire c’est Asmodée Editions. Désolé, j’en vois pas d’autres. Après on aime ou on aime pas mais c’est un autre problème. Et s’ils peuvent se permettre cette qualité c’est surtout parce que le jeu de rôle n’est qu’une des activités de la société et certainement pas la plus rentable si vous voyez ce que je veux dire.

Quand je parle d’un manque de professionnalisme je vous demande : à votre avis, combien d’éditeurs sortent d’une école de commerce ? combien ont monté leur boîte avec un business plan béton ? combien se sont livrés pour cela à une étude de marché ? combien faut du jeu de rôle autrement que ce qui se fait depuis plus de 20 ans ?

J’attends les noms.

La seule évolution notable du jeu de rôle, comme le soulignait je-sais-plus-qui, c’est au niveau du contenu : la qualité visuelle a augmenté, les habitudes de jeu et l’expérience ont modifié l’écriture des règles, la présentation des backgrounds et les scénarios.

Pour le reste c’est comme avant : ça se vend en réseau spécialisé parce que personne n’en veut ailleurs ; c’est toujours relativement inconnu du grand-public parce que personne n’y croit après les gamelles maladroites prises pour les rares tentatives, la mauvaise presse d’une époque et le manque de publicité hors réseaux spécialisés ; ça ne suit pas d’évolutions technologiques particulières parce que le besoin ne s’en fait absolument pas sentir, d’une part, et parce que l’argent n’y est pas pour le faire d’autre part.

Mais c’est dommage parce que du coup, parce qu’on perd ce côté tape-à-l’oeil essentiel pour faire vendre. Il n’y a pas un seul jeu qui crie au monde entier : “achète-moi, tu as besoin de moi, tu me veux, tu me désires, tu DOIS m’avoir !”

Alors OK, c’est cool si on est hippie, qu’on veut parler d’éthique, qu’on est rebelle et patati et patata. Si on est éditeur c’est comme manger un kilo de plâtre puis s’enfiler une bouteille de flotte par-dessus. Et au final c’est le joueur qui trinque.

Autre problème : il y a tellement de boîtes qui ferment, ou de magazines qui coulent, ou de gammes qui se cassent la gueule qu’une partie des joueurs préfère [b]attendre pour acheter. Attendre pour voir si leur nouveau jeu ne va pas s’arrêter à l’écran. Hé ! C’est pas con du côté consommateur. En revanche du côté éditeur… avec sa pauvre trésorerie toujours en flux tendus il va avoir du mal à compter sur les sous générés par la vente de son bouquin n°1 pour financer le bouquin n°2 ou n°3.

Bref, pour le peu que j’en connais, l’économie du JdR c’est rigolo.

Les joueurs, il y en a. Combien je ne sais pas mais à la limite ce n’est pas très important si on ne peut rien leur vendre comme je disais plus haut. Donc, des joueurs qui achètent on ne le saura jamais parce que jamais les éditeurs ne se mettront d’accord pour nous communiquer des chiffres fiables, pas plus que les magazines. Le pire c’était peut-être au temps des querelles Casus/Backstab mais bon. Les chiffres ça se communique peu faut le reconnaître.

En revanche, on sait à peu près à combien peut se vendre un jeu français sur 1 an. Pour peu qu’il marche. Et ça, c’est largement suffisant. Que vous connaissiez 12.000 rôlistes et que je n’en connaisse qu’un seul n’a finalement aucune espèce intérêt. Tout ce que voit l’éditeur c’est la progression, la stagnation ou la diminution de ses ventes. De là il tire ses conclusions – justes ou pas on ne va pas en discuter.

Tout ça pour dire que le problème est (au moins) double : financier et structurel.

Financier : parce que les éditeurs n’ont pas envie de faire des tentatives pour conquérir de nouveaux marchés qui sont aussi peu crédibles qu’a pu l’être l’idée d’une Terre sphérique ; parce qu’ils ont assisté à de nombreux cassages de gueule pour ceux qui ont (maladroitement) essayé ; parce qu’ils n’ont pas la recette miracle ; parce que personne n’y croit ; parce que personne de sensé n’investirait dans les jeux de rôle ; parce que ça coûte trop cher pour 99% de chances de rapporter peanuts !

Structurel : parce que le jeu de rôle n’a pas besoin d’achats pour être pratiqué ; parce qu’en cas d’évolution il pourrait éventuellement séduire 4 nouveaux joueurs mais perdrait 3.000 anciens joueurs ; parce que le jeu de rôle date de 30 ans et qu’il n’a pas besoin de faire un lifting pour améliorer son charme naturel.

Et encore, je ne parle pas de la mouvance amateur – entre celle qui cherche une voie professionnelle pour probablement mieux tomber plus tard et celle qui se contente d’un amateurisme mais de qualité.

Je ne parlerai pas de l’internet qui gêne ou pas les publications papier – que ce soient des magazines ou des jeux.

Et je ne parlerai pas non plus des auteurs qui sont à cheval entre amateurisme et… mouais, amateurisme professionnalisé. Je sais, ça ne veut rien dire mais je n’ai pas trouvé mieux.

J’éviterai aussi de parler des rémunérations, des contrats, de l’exploitation de joueurs passionnés et du franchissement plutôt aisé des barrières entre éditeurs et consommateurs qui n’aident pas non plus.

J’en parlerai pas parce que c’est pas une étude, c’est un essai à balles-deux et que j’en ai marre. Mais on en reparlera quand certains que je connais auront balancé l’artillerie.

Aldo
(pfiou ! je ne suis même pas sûr que ce soit clair c’que j’dis)

P.S. : pour ce message j’aurais pu être payé 300 balles. Grosso modo c’est le maximum que l’on puisse espérer. Pour ce même message j’aurais aussi pu être payé 7 ou 8% par exemplaire vendu.

Un autre texte intéressant, c’est ce message sur le forum de la Fédération française de jeux de rôle (FFJDR): Ce que le jeu de rôle est… et ce qu’il n’est, par Tlön Uqbar. Il a l’avantage de remettre quelques pendules (et autant d’égos) à leur place.

Je ne sais pas si le jeu de rôle va mal. En tous cas, je ne crois pas qu’il meure — et, à vrai dire, le fait que certains le hurlent sur tous les toits m’agace au plus haut point. Ce qui me paraît clair, c’est qu’il y a un vrai fossé entre la place qu’il a réellement et la perception que les acteurs du milieu (joueurs, auteurs, éditeurs et autres) en ont.

Sauver le jeu de rôle francophone, peut-être; encore faut-il savoir de quoi avant de voir comment. Quelque part, j’ai l’impression qu’il faudrait surtout le sauver de ses fans…

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2 réflexions au sujet de “Oh, mon dieu, ils ont tué le jeu de rôle, les salauds!”

  1. Le JdR est un secteur en crise par définition. C’est une niche, qui non seulement ne demande pas d’achats réguliers (comme le jeu vidéo) mais en plus favorise la création de la part des joueurs. Chacun bidouille son propre univers, scénar et même jeu dans son coin, même sans le diffuser. Et certains le diffusent gratuitement sur le net, ce qui ne favorise pas vraiment le marché.

    Le JdR n’est pas mort, et a mon avis, il ne mourra pas. Les entreprises qui s’y essaient risquent la banqueroute à terme, comme Casus Belli par exemple, dont le statut de référence n’a pas empêché les multiples crashs.

    Être enterré régulièrement, c’est le lot des secteurs ultra spécialisés. Allez demander aux éditeurs de poésie contemporaine, vous verrez.

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