De l’art ou du fossile

J’en parlais hier dans ma chronique sur The Hobbit: il y a des fans qui sont vraiment trop fans et ça commence doucement à m’énerver. Des pour qui l’Œuvre Originale, celle à majuscules, est une sorte de dogme qu’il ne faut absolument pas toucher sous peine de blasphème, d’où fatwa.

Pour le cas où vous n’auriez pas compris, je vais être très clair: je trouve que c’est une attitude stupide. Elle confine certaines formes d’art au rang de fossile: un concept figé dans le temps, qui n’a pas le droit d’évoluer ni d’être réinterprété. Je suis bien placé pour savoir que même les religions ne fonctionnent pas de manière aussi psychorigide.

Il faut bien comprendre que la création n’existe que très rarement ex nihilo: elle a de multiples influences, de multiples origines, elle se construit sur les strates des créations précédentes et, si elle est souvent le reflet d’une époque, ses incarnations précédentes et suivantes participent autant au mythe lui-même qu’à l’époque qui les voit naître.

Pour reprendre Tolkien, il est peu probable que son œuvre ait jamais pu voir le jour sous cette forme sans l’apport des récits mythologiques de tous horizons, saga nordiques et autres contes. Il a bâti dessus pour créer son univers.

Un autre exemple, c’est la série Kaamelott: une réécriture contemporaine du mythe arthurien, dans son contexte historique (ou approchant; voir à ce sujet un article sur S.I.Lex). Évidemment, la différence est peut-être que les auteurs originels sont inconnus et morts depuis très longtemps.

La question est de savoir à quel moment une œuvre cesse de devenir quelque chose de vivant pour se transformer en une sorte de fossile culturel, que l’on regarde avec une sorte de crainte mystique et que l’on ose toucher de peur de le casser. On pourrait d’ailleurs citer en contre-exemple Blake et Mortimer, série qui continue à sortir malgré la mort de son créateur, mais dont les volumes posthumes ne se démarquent que rarement d’un certain canon – dont Jacobs lui-même s’était écarté.

Je n’aimerais pas que ce que j’ai écrit devienne un fossile. Au cours d’une discussion sur Google+ sur ce même sujet, la question m’a été posée de savoir si ça ne m’emmerderait pas que quelqu’un prenne Tigres Volants pour en faire une grosse bouse. Viscéralement, oui, sans doute, mais objectivement, si j’avais réellement peur que des joueurs s’accaparent mon univers pour en faire des trucs auquel je n’aurais jamais pensé, je ne l’aurais pas publié.

Créer un univers est quelque chose de génial; voir cet univers vivre de lui-même (enfin, via ses fans) et partir dans des directions qu’on n’aurait jamais imaginé, c’est encore plus génial. À vrai dire, la pire chose qui puisse arriver à un créateur, ce n’est pas que sa création parte dans tous les sens, mais plutôt qu’elle n’aille nulle part, par désintérêt ou par trop grand contrôle.

Ce qui était intéressant dans la discussion, c’est qu’elle partait de la question suivante: en quoi une adaptation d’une œuvre en film ou autre est-elle différents d’une adaptation en jeu de rôles? En d’autres termes, pourquoi ce serait Mal que Peter Jackson rajoute une elfe dans The Hobbit mais OK qu’un MJ fasse pareil dans sa partie de JRTM?

C’est d’ailleurs une question similaire que posait Pogo dans un de ses derniers billets sur Derrière le paravent, intitulé Qu’importe de violer l’histoire (citation d’Alexandre Dumas, lui aussi grand recycleur; on n’en sort pas). Sa question avait plus rapport avec les jeux historiques, mais elle s’applique à tous les jeux qui évoluent dans un contexte donné: que se passe-t-il si un joueur veut absolument tuer Richelieu/Gandalf/Gabriel Fore?

Dans tous les cas, je reste persuadé que le plus grand risque que court un créateur – plus encore que d’être honni ou dévoyé – c’est l’obscurité. Aujourd’hui, grâce à Peter Jackson plus qu’à toute autre personne, le nom de John Ronald Reuen Tolkien est connu par bien plus de personnes que le public geek. Pour cela, il a peut-être dû faire subir quelques outrages à la lettre, mais l’esprit est à mon avis quand même là.

Un jour, nous aurons un autre créateur qui réécrira le mythe de Tolkien sous une forme encore inédite – comme, par exemple, comme la lutte entre des peuples conservateurs et confits dans leur religion et une nation industrielle et progressiste (been there, done that), ou comme des communautés anarcho-syndicalistes contre un état totalitaire panoptique. Et les mêmes Gardiens du Temple râleront au blasphème en disant que, du temps de Peter Jackson, ça avait quand même une autre tenue.

(Image: fossile de ptérodactyle, par Ghedo via Wikimédia Commons sous licence Creative Commons – partage dans les mêmes conditions CC-BY-SA.)

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5 réflexions au sujet de “De l’art ou du fossile”

  1. “Tout mais pas l’indifférence” disait Goldman.
    Et non, j’ai pas honte de citer Goldman monsieur !

    Je te rejoins assez, même si l’on risque fort avec de tels propos d’encourager les discours de type “traçons la frontière entre hommage vibrant et viol dégueulasse ou entre “géniale réinvention et usurpation mercantile”. Le problème c’est que la frontière est intraçables, car les critères sont subjectifs.
    Tu as donc raison sur le propos, mais l’intention (qui semble être de calmer les esprits rageux) me semble un peu illusoire.
    Ceci étant, tu as le mérite de dire le vrai. Ce qui n’est pas peu.

    Joli design, ça me rappelle Windows 8.
    Merde, ça sonne comme une injure.

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    • Je ne suis pas sûr de “dire le vrai”. Ce blog ne consiste jamais qu’en l’expression d’opinions personnelles, qui plus est des miennes, avec la valeur que l’on sait.

      Et merci pour la remarque, même si c’est vrai qu’on a déjà entendu comparaison plus flatteuse. Il faudra encore que je règle quelques bidules, mais c’est un thème qui a l’intérêt d’être plus moderne, techniquement, que le précédent (Platform), qui n’est plus maintenu par ses créateurs.

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  2. “En quoi une adaptation d’une œuvre en film ou autre est-elle différents d’une adaptation en jeu de rôles? En d’autres termes, pourquoi ce serait Mal que Peter Jackson rajoute une elfe dans The Hobbit mais OK qu’un MJ fasse pareil dans sa partie de JRTM?”

    Je crois que toute la problématique est là. Bien des gens ne partagent pas cette vision qu’on peut modifier une création, un univers, de même qu’ils ont beaucoup de mal à comprendre les contraintes inhérentes aux médias qui servent de support à ladite création et que ces contraintes changent forcément dès lors qu’on passe d’un média à un autre.

    L’autre exemple qui me vient, c’est celle des jeux qui ont été fait à la fin des années 90 sur les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett. En ce qui me concerne, à l’époque j’avais d’abord découvert cet univers par ces jeux point’n click, et n’ai attaqué les livres que bien plus tard. Pourtant, alors que je suis encore en plein dedans, plus j’avance, et plus j’apprécie les références faites dans les jeux, alors que le choix de prendre des éléments de plusieurs livres et de les mélanger pour en faire l’adaptation vidéoludique aurait de quoi choquer les plus conservateurs des puristes : c’est Rincevent le héros des deux Discworld alors qu’il traverse des péripéties qui arrivent normalement à d’autres héros des Annales, mais au final on s’en contrefiche, justement parce que si ça respecte bien l’ambiance globale, ça propose néanmoins le cocktail qu’il faut pour que ce soit avant tout un excellent jeu d’aventure.

    Je pense sincèrement que c’est ça le plus important : on pourrait râler après une adaptation parce qu’elle ne respecte pas l’esprit global d’un univers, mais il faut définitivement arrêter de vouloir coller y stricto sensu. Donc mon mot de la fin sera : n’en déplaise à certains de mes camarades de jeux, je ferais mon détachement de Word Bearers loyalistes pour les parties de Warhammer 40.000 sauce Hérésie d’Horus !

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  3. Un jour, nous aurons un autre créateur qui réécrira le mythe de Tolkien sous une forme encore inédite – comme, par exemple, comme la lutte entre des peuples conservateurs et confits dans leur religion et une nation industrielle et progressiste (been there, done that), ou comme des communautés anarcho-syndicalistes contre un état totalitaire panoptique.

    Done and done. Et gratuit.

    http://ymarkov.livejournal.com/280578.html

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    • Oui, c’était un peu à ça que je pensais aussi. J’ignorais que la trad anglaise était gratos (ledit?); j’avais contribué au financement de la VF, qui n’avait hélas pas abouti.

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