J’avoue: c’est moi qui ai tué Internet. Oh, bien sûr, pas tout seul et pas volontairement, mais, objectivement, c’est ma responsabilité. La raison de cet aveu est à trouver dans un récent article de Slate, édition française, intitulé Notre Mai-68 numérique est devenu un grille-pain fasciste.

Il y a beaucoup à redire sur cet article, mais il met le doigt sur une tendance lourde, que ce soit pour Internet ou pour pas mal d’autres choses: si ça n’est pas pratique, ce n’est pas utilisé et, si ce n’est pas utilisé, c’est mort. Or, l’article en question souligne que nous autres, utilisateurs de base, n’allons plus sur Internet, mais sur une (petite) galaxie de sites qui n’ont plus vraiment de rapport avec la vision originelle d’Internet.

Facebook, Google, Twitter; telle est devenue la Sainte Trinité des utilisateurs du réseau. Trois systèmes propriétaires et centralisés, sur lesquels viennent se greffer un peu tout le reste des contenus. Pourquoi cela? Parce que tout le monde y est déjà – et tout le monde y est déjà parce que c’est simple.

Sans vouloir pointer un doigt accusateur sur qui que ce soit, j’en reviens à un point qui me fait souci déjà pas mal de temps: l’inadéquation grandissante entre les solutions qui sont “moralement justes” (libres, ouvertes) et celles qui fonctionnent sans avoir besoin de faire un doctorat en intarwebologie avancée.

De ce point de vue, on doit reconnaître un truc aux projets issus de l’économie de marché: ils savent faire accessible. Quand il y a du pognon en jeu, il y a une incitation claire à attirer le plus grand nombre et les trois précités, ainsi que tous les autres qu’il serait trop long de citer ici, l’ont bien compris.

Le problème est qu’il y a du pognon en jeu et qu’au-delà de l’incitation à attirer la foule, il y a également une incitation à transformer ladite foule en encore plus de pognon: collecte des données de navigation, publicité ciblée, monétisation des photos des utilisateurs, etc.

Qui plus est, tout ceci aboutit à un système très centralisé où les utilisateurs n’ont peu ou pas accès à leurs données, risquent de tout perdre en cas de cessation d’activité et, de plus sont de plus en plus dépendants des changements d’humeur des propriétaires: censure arbitraire, flicage des usagers, modifications incessantes des règles sur la vie privée (et jamais dans le bon sens). Et, si vous n’êtes pas contents, c’est dehors.

En face, il y a… rien. OK, ce n’est pas tout à fait exact, mais les alternatives à Facebook ou Twitter sont soit des systèmes concurrents, mais avec globalement les mêmes caractéristiques, soit des systèmes décentralisés qui demandent énormément de boulot pour être installés, bien plus rudimentaires et, par voie de conséquence, à peu près déserts.

On peut piorner sur le fait que l’on a perdu de vue ce qui fait l’intérêt d’Internet (en piqûre de rappel, je vous conseille la lecture de World of Ends, dont une version française est hébergée ici même) ou sur le manque d’attrait qu’on les utilisateurs lambda pour les joies de la ligne de commande. On peut aussi se dire que, si ces sites fonctionnent, c’est bien parce qu’il y a une demande pour une approche plus simple.

La question, c’est un peu de savoir si la communauté geek/hacker/whatever a envie de se lancer dans ce genre de projet. J’ai quand même l’impression, quand je vois les rares projets du même style (au hasard, Diaspora), qu’il y a une sorte de snobisme inhérent à une partie de cette communauté.

D’un côté, je peux comprendre un attachement à la limite du rationnel pour un certain nombre de principes, mais je suis beaucoup moins d’accord quand ça implique un aveuglement sur des éléments aussi basiques que l’interface utilisateur (généralement accompagnée de “tu fais ‘sudo apt-get install build-essential git imagemagick libmagickwand-dev nodejs redis-server libcurl4-openssl-dev libxml2-dev libxslt-dev libmysqlclient-dev’ et le reste, c’est trivial”).

Et que l’on ne me dise pas que c’est impossible: des projets open-source comme WordPress ou Firefox prouvent qu’on peut avoir un produit gratuit, ouvert et qui n’évoque pas le panneau de contrôle d’une centrale nucléaire des années 1950. Cela posé, la vraie question, c’est comment faire venir à des solutions nouvelles des gens qui utilisent des produits qui fonctionnent très bien (ou, à tout le moins, qui sont perçus comme tels).

À mon avis, il y a trois approches: 1) se greffer sur des produits existants, par exemple en chiffrant les messages sur Facebook; 2) faire un outil qui soit non seulement une réelle alternative, mais aussi qui apporte un vrai “plus” aux utilisateurs; 3) dans tous les cas, faire en sorte qu’il soit très facile de passer de l’un à l’autre, en récupérant les données de l’ancien site.

Mais je reste persuadé que, pour cela, il va falloir faire changer beaucoup de mentalités: d’une part, celle des utilisateurs, qu’ils prennent conscience du danger des systèmes fermés et centralisés, mais aussi des communautés hacker/open-source, qui doivent faire de gros efforts de simplification et de pédagogie pour faire des produits que même les plus technophobes voudront utiliser.

Et aussi pour qu’ils comprennent que, si un demi-milliard de gens utilisent Facebook, il y a peut-être de très bonnes raisons.

(Photo: “Écran bleu de la mort sur un téléphone public”, image dans le domaine public via Wikimedia Commons.)

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