L’ère des livres-spam sauvages

Si j’écris cet article, c’est de la faute de Charles Stross – pour être plus précis, de son article Polemic: how readers will discover books in future. En très résumé, il y décrit un avenir apocalyptique dans lequel nos liseuses seraient envahies par des livres-spam sauvages, capables de s’imposer de force dans les bibliothèques numériques.

Délire d’auteur de science-fiction un peu trop dans son truc? Peut-être mais Stross s’appuie sur les récents développements du format EPUB des livres électroniques, basé sur le HTML5 et, dorénavant, autorisant le JavaScript, ledit HTML5 ayant “gagné” récemment la gestion des verrous numériques (ou DRM).

Du coup, on peut très bien imaginer des livres électroniques qui contiennent des scripts-virus, couplés à des verrous numériques méchants, qui pourraient accéder à vos contacts, vos marque-pages, vos commentaires sur des forums de discussion, et qui pourraient même pirater votre réputation (on a vu récemment des participants à une convention se faire parasiter leurs comptes Twitter).

La conclusion de l’article, c’est qu’à l’avenir, le problème ne sera pas de trouver des livres, mais de les empêcher de venir leur pourrir la vie. À mon avis, le problème sera de trouver des contre-mesures efficaces et, surtout, d’empêcher l’industrie des médias de faire interdire ces contre-mesures.

Je ne sais pas si vous avez noté, mais c’est ce qu’on appelle une tendance lourde (lourdingue, même), ces temps: le numérique fait apparaître des obsolescences chez un certain nombre de corps de métier et ces derniers râlent suffisamment fort pour faire voter des lois et des règlements qui boulonnent leurs positions dominantes: interdiction de la livraison gratuite pour les boutiques en ligne, livres numériques surtaxés, redevance “copie privée”, etc.

Je suis loin d’être un grand fan du non-interventionnisme étatique, mais ici il ne s’agit pas de protéger l’intérêt commun. Ces lois et règlements soutiennent des corporations en fin de vie, qui sont tellement confites dans leurs modèles économiques de l’autre siècle (voire de celui d’avant) qu’il est illusoire de croire que ces mesures ne sont que temporaires, le temps qu’elles s’adaptent.

Or, au niveau du numérique, on voit des tendances similaires apparaître. Le plus connu, sur lequel j’ai déjà eu l’occasion de râler copieusement, c’est celui de la pub en ligne: toujours plus grande, toujours plus nombreuse, toujours plus “dans ta gueule”, elle est le seul modèle économique que connaissent de nombreux sites, qui du coup militent ardemment pour bannir des utilitaires comme AdBlock.

D’un côté, je les comprends; ce n’est jamais drôle de voir une source de revenu décroître, quand on est un entrepreneur. Mais je suis à peu près persuadé que ces mêmes sites seraient beaucoup moins enthousiastes si le syndicat des auteurs de spam forçaient les éditeurs de messagerie à ne plus inclure de filtres. Ou si les régies publicitaires pouvaient désactiver le bouton “silence” de la télécommande (ou “avance rapide” de la vidéo; certains le font d’ailleurs avec les DVD).

Si on veut bien voir, toute cette histoire n’est ni plus ni moins qu’une lutte pour savoir qui contrôle la diffusion des contenus. Internet a rebalancé le contrôle du côté des utilisateurs finaux et, sans surprise, les grands distributeurs ne sont pas contents. C’est con pour eux, mais je pense que, malgré tous leurs efforts, ils n’arriveront pas à renverser la tendance – pas complètement, du moins.

Parce que, si les gens possédant un niveau modéré de geekitude (modéré signifiant “quelque part entre tonton Alias un lundi matin et Richard Stallmann”) sauront trouver les moyens de passer outre tous les verrous et les actes de censure possibles et imaginables, la grande partie des utilisateurs soit ne sauront pas, soit ne voudront pas s’embêter avec ça.

On a souvent parlé – en France, en tous cas – de la “minitélisation d’Internet“; je soupçonne que le vrai danger, c’est quelque chose comme ça: une tendance vers la fabrication de “boîtes noires” matérielles et logicielles, conçues pour être très pratiques et impossibles à bricoler. Il y aura toujours des bidouilleurs pour monter leurs propres machines, mais il est à craindre qu’à terme, le processus soit si compliqué qu’il ne soit réservé de fait qu’à une petite élite.

Le véritable enjeu est là: veut-on un Internet libre et ouvert, certes potentiellement dangereux (tout est relatif), mais également doté de mécanismes d’auto-réparation, ou une boîte noire contrôlée par des intérêts mal connus, mal compris (et qui ne maîtrisent probablement pas très bien le sujet non plus; on pourrait citer des noms)?

Au reste, c’est un sujet sur lequel je suis assez ambivalent, d’un point de vue idéologique: il semble que le modèle théorique d’Internet le plus avantageux pour ses utilisateurs soit celui d’une dérégulation/autorégulation totale. Or, c’est quelque chose qui me grattouille la fibre politique comme un eczéma sous l’élastique du slip; en d’autres termes, ça me paraît être une mauvaise idée, d’un point de vue général.

Ce qui prouve peut-être à quel point les idées et les idéologies nées du monde physique ont du mal à s’adapter à un univers numérique en plein développement (et en pleine définition).

(Wild Rumpus Library: photo de Kent Kanouse via Flickr, sous licence Creative Commons)

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