La fin du travail?

S’il y a vingt-cinq ans, avec la chute du Mur de Berlin, il s’en était trouvé certains pour ressusciter le concept de la “Fin de l’Histoire“, je me demande si, aujourd’hui, on n’est pas en train d’assister au commencement de la fin du travail, tout au moins en tant que valeur sacrée de notre civilisation. Attention, râlaisons de gauchiste à suivre!

Cette réflexion m’est inspirée par plusieurs lectures récentes, au premier rang desquelles l’excellent On the Phenomenon of Bullshit Jobs, de David Graeber (à lire en VF dans la Grotte du Barbu; il y a aussi un très bon papier dans l’édition française de Slate sur cet article).

Dans cet article, l’auteur parle de ce qu’il appelle les “boulots à la con” qui ne servent globalement à rien, sinon à occuper les gens. Ce n’est pas un impératif économique qui les justifie, mais une question morale et politique: “[la] classe dirigeante a découvert qu’une population heureuse et productive avec du temps libre est un danger mortel.”

Bon, c’est une théorie qui vaut ce qu’elle vaut, venant d’un anthropologue qui se définit comme anarchiste. Il n’empêche que je trouve que, ces derniers temps, elle fait écho à un certain nombre d’autres éléments lus et entendus à gauche et à droite (au sens figuré comme au sens politique de l’expression).

De façon générale, la crise économique que traverse la planète – et plus particulièrement l’Europe continentale – soulève pas mal de questions quant au système en place depuis plus d’un siècle. Je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve que ça commence méchamment à craquer aux entournures.

Si la Suisse en elle-même n’est pas directement touchée, le succès récent en votation populaire de l’initiative Minder sur la rémunération des dirigeants d’entreprise, ainsi que l’initiative 1:12, sur le même sujet, qui sera votée le 24 novembre prochain, montre à mon avis que le sentiment d’injustice est assez fort, même dans un pays relativement privilégié.

Quand je vois certains de mes contacts, de mon âge ou plus jeunes, défendre les salaires des grands patrons, j’ai l’impression d’entendre des taureaux défendre la corrida. Mais bon, j’ai déjà eu mon coup de gueule sur mes cadets qui ont des logiques de vieux

Le problème, ce n’est pas le travail, mais le Travail, celui avec une majuscule, érigé en une sorte de dogme depuis plusieurs décennies. Je me méfie des dogmes et j’ai l’impression que de plus en plus de gens sont dans ce cas – même si je soupçonne que certains abandonnent un dogme pour se réfugier dans un autre. Et, curieusement, ce sont les néo-libéraux, ceux qui sont les plus enthousiastes à défendre le modèle, qui l’ont foutu en l’air.

Un billet récent de Charles Stross sur le scandale PRISM/NSA/Snowden/etc. (récemment repris et étendu pour la revue Foreign Policy) était assez éclairant: selon Stross, le cas Edward Snowden est en grande partie dû au nouveau modèle d’organisation du travail.

Les personnes de la génération de Snowden n’ont plus les illusions de leurs parents sur le mythe du “travail à vie”: ce sont des mercenaires qui, du coup, n’ont plus la moindre loyauté d’entreprise. Ou plus le moindre patriotisme; dans un pays où même la défense nationale est privatisée, c’est pour ainsi dire pareil.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes issus du néo-libéralisme. J’ai l’impression que c’est une “idéologie” si délétère qu’elle n’épargne aucune base morale, pour tout ramener à une simple question: “est-ce que ça rapporte?” Du coup, la voici qui dévore ses propres fondements moraux; le serpent se mord la queue, c’est beau comme l’Antique!

Ce qui fait vraiment peur, dans toute cette histoire, c’est à quel point le mantra “il n’y a pas d’alternative” est dominant dans le discours. Le système va droit dans le mur en accélérant et sa seule réaction est de klaxonner pour que le mur s’écarte.

Il y a trente ans, je vivais dans la hantise de l’anéantissement nucléaire; ce que je vois aujourd’hui me le ferait presque regretter.

(Image: “Eisenwalzwerk”, peinture de Adolph Menzel (1875), domaine public, via Wikimédia Commons.)

Pour soutenir Blog à part / Erdorin:

Blog à part est un blog sans publicité. Son contenu est distribué sous licence Creative Commons (CC-BY).

Si vous souhaitez me soutenir, vous pouvez me faire des micro-dons sur Ko-Fi, sur Liberapay ou sur uTip. Je suis également présent sur Patreon et sur KissKissBankBank pour des soutiens sur la longue durée.

18 réflexions au sujet de “La fin du travail?”

  1. J’ai l’impression que l’existence des boulots à la con est aussi du à une pression sociale passée: il fallait absolument être un col blanc et pas un col bleu. Le problème c’est que tout le monde ne peut pas faire un boulot de col blanc qui a un impact (médecin, ingénieur) et tout le monde ne peut pas être chef.

    Je ne pense pas que ces boulots à la con soient nouveaux, combien de grattes papiers, fonctionnaires ou employés dans le privé, copiaient les informations du formulaire A dans le formulaire B?

    Ce qui a changé c’est que ces emplois ont été déplacé par l’informatique vers d’autres emplois à la con, mais avec de moins bon contrats.

    En ce qui concerne la société, c’est, je pense un mouvement de pendule, la société a été très fortement structurée durant la période nationaliste, et ces structures n’ont cessé d’être remises en question depuis.

    Le paradoxe c’est qu’avec le réchauffement climatique et la raréfaction de l’énergie, la société va de nouveau avoir besoin de structure pour entreprendre des grand chantiers: il faudra revoir l’agriculture, l’urbanisme, la fourniture d’énergie, tout les thèmes du XIXe siècle.

    Répondre
    • L’article originel sur les “bullshit jobs” mentionne aussi un paradoxe: ce sont des boulots mieux payés que ceux des ouvriers lambdas, mais si ces derniers s’arrêtent de travailler (souvent pour protester contre le fait qu’ils soient mal payés, d’ailleurs), ça fout bien plus la merde que si un centre d’appels se met en grève.

      Répondre
  2. Je vais précher pour ma chapelle. Les auteurs de SF se sont contentés de dénoncer les ravages de la société industrielle sans proposer d’alternative, ou en tout cas peut d’entre eux l’ont fait. A partir du cynerpunk qui disait la société industrielle mène à la privatisation totale de la société et au gouvernement des multinationales mais il n’y a aucune autres alternatives, la SF n’a pas été capable de créer des modèles de sociétés autres en tout cas pour créer des sociétés du futur proche. Les auteurs qui ont osé comme Roland C Wagner dans ses Futurs Mystères de Paris sont rares. La société de l’information et la société du savoir sont des terra incognita dans la science fiction. Pire sur ces sujets les prospectivistes ont plusieurs longueurs d’avance sur les auteurs de SF. Comme si la révolution conservatrice des années 80 avait rendu la SF incapable d’imaginer le futur et de dépasser un horizon réalpolitique et de montrer les utopies, les idéalismes, bref de jouer son rôle de laboratoire des idées de demain, rôle qu’elle à joué jusqu’au années 70

    Sinon pour revenir aux emplois à la con. On créé des emplois sans intérêt (les centres d’appel sont vraiment un exemple parfait de l’emploi inutile) et à coté de ça on renonce à des emplois d’intérêt généraux. J’ai proposé en 2008 à une Fédération d’Oeuvres Laïques d’intégrer ses rangs pour mener à bien des actions contre le décrochage de la lecture chez les adolescents. L’on m’a répondu qu’il n’y avait pas d’argent.

    Répondre
    • On ne doit pas lire les mêmes auteurs de SF, parce que si tu regardes ce qu’écrivent Cory Doctorow, Charles Stross, Iain M Banks ou d’autres de la même eau, tu as pas mal d’idées de sociétés basées sur des systèmes alternatifs.

      Répondre
      • J’ai parlé de l’anticipation du futur proche. Bien sûr Banks décrit une société anarchiste mais dans un futur lointain. Je n’ai pas lu Doctorow mais j’avais cru comprendre qu’il faisait surtout dans la dénonciation même si à coté de ça c’est un militant de la société de l’information.
        Pour une poignée d’auteurs qui évoquent le sujet, la grande majorité ne dépasse pas le stade de la dénonciation. Et quand un Samuel Delany évoquait en 1972 une société disposant du revenu inconditionnel de vie et dont les gouvernements se financent pas crowdfunding, il fallait être sacrément gonflé pour écrire ça.

        Répondre
  3. C’est aussi la fin du travail, pas seulement de la valeur Travail.
    On a remplacé (ou on est en bonne voie de le faire) les ouvriers, les secrétaires, les guichetiers…
    Demain ça sera les médecins, les statisticiens, les informaticiens…

    Après-demain ? Je ne sais pas. Je pense qu’il restera des soldats et des flics. Peut-être des juges, si on a de la chance.
    Et des avocats, il en restera toujours.

    Répondre
    • Pas vraiment, en fait; on n’a pas remplacé les ouvriers par des machines, juste par d’autres ouvriers moins chers. Idem, les secrétaires et les guichetiers sont remplacés par des centres d’appel et des informaticiens qui conçoivent et gèrent les programmes.

      Il y a d’autres endroits, comme en Amérique du Nord, où les emplois de service (serveur de restaurant, placeur, etc.) sont aussi bien plus nombreux qu’ici.

      Répondre
      • Oui… et non 🙂
        Les secrétaires ont été remplacés et les guichetiers ont aussi largement été remplacés par des Office et Outlook. Certes, il faut encore des techniciens et des informaticiens pour faire tourner le machin, mais il en faut moins.
        Et au fur et à mesure, non seulement on généralisera ces remplacements, mais des professions de plus en plus qualifiées seront remplacées.

        C’est un mouvement probablement plus rapide en Europe que dans le reste du monde (à cause de nos politiques de salaires minimums, qui rendent plus rapidement rentables la mécanisation), mais c’ets un mouvement que je sens inéluctable et très en profondeur.

        Répondre
  4. Si l’on en croit les prospectivistes la valeur créativité devrait se substituer à la valeur travail.

    Répondre
  5. D’accord avec toi. Je voudrais préciser un truc sur les jobs à la con.
    Dans un système économique comme le notre, toutes les entreprises ont des concurrents aussi valables qu’elles. Ce qui induit une flopée de disciplines à posséder en interne pour combattre lesdits concurrents : marketing, suivi de la performance, consulting organisationnel… Du point de vue de l’entreprise se sont des métiers indispensables car ils permettent de se distinguer du voisin. Mais d’un point de vue sociétal ça signifie que tous les efforts de tous ces gens sont mobilisés pour s’entretuer économiquement au lieu de coopérer à la bonne marche de la société (ce qui philosophiquement serait le but, quand même).
    Corollaire : si l’entreprise A vend son yaourt A avec plus d’efficacité que l’entreprise B ne vend son yaourt B, alors ledit yaourt B sera excédentaire, périmé et donc produit pour rien et gaspillé en fin de cycle. Bonjour l’empreinte écologique et la pertinence d’un tel système. Tous ces efforts ne pourraient-ils être investis pour quelque-chose de plus utile ? Je pense que si.

    Sociétalement, l’idée de fond du capitalisme est que si toutes les entreprises agissent les unes contre les autres dans leurs domaines respectifs, elles innoveront et augmenteront la qualité de leurs offres mécaniquement (L’iPad peut être un exemple d’innovation à ce niveau). Le problème de ça, c’est que 1/ a mon avis certaines innovations sont du pur bullshit destiné à vendre (l’innovation dans le yaourt ou dans la chaussure de sport, j’y crois moyennement) et 2/ de nombreux exemples récents prouvent que l’amélioration de la qualité de l’offre est loin d’être systématique.

    Un autre système est possible, mais on aura trop peur de changer pour vouloir arrêter la machine infernale. On foutra notre planète dans le trou plutôt que de risquer, en essayant de travailler différemment, de montrer un signe de faiblesse à la concurrence. Personne ne fera jamais le premier pas, la Terre est condamnée, si ce n’est par le feu nucléaire, par un feu de fond non-moins intense.

    L’agent Smith disait dans Matrix que l’homme était un virus. Qui dévaste son lieu de vie avant de se déplacer. L’état du monde actuel prouve qu’il n’avait pas tort, sauf que nous déplacer, nous ne pouvons plus.

    Répondre
  6. J’ai du mal à voir le rapport entre les jobs à la con et Snowden. Il a fait ce qu’il a fait parce qu’il pensait que sa nation devait savoir (dixit son interview). Et vu ce qu’il risque, je ne crois pas vraiment que ce soit un mercenaire, éventuellement un chasseur de gloire et encore, dans 2 ans il y a d’autres whistleblowers et on aura oublié jusqu’à son nom. La génération sans foi ni loi ? peut être, je n’aime pas les généralités et les raccourcis de ce genre.

    La SF en général parle depuis longtemps d’un âge d’or dans lequel les humains travaillent moins ou plus, et se consacrent à des activités plaisantes. Particulièrement les oeuvres sur font post apocalyptiques où on parle de comment c’était… avant le désastre. C’est juste que la SF est passé de source de réflexion à source de divertissement, et que par conséquent, les yeux qui la lisent n’ont pas d’autre envie que de fermer le bouquin et passer à un autre, il n’y a pas d’acte qui suit la lecture.

    Dissocier le revenu du travail devient de plus en plus urgent. heureusement ca arrive dans les tuyaux, en suisse, en allemagne, dans les pays où on ne suit pas aveuglément l’élite sans réfléchir.

    J’espère juste que ca arrivera avant ma retraite, que j’en profite un peu :p

    sinon d’accord avec Thias.

    Répondre
    • Pour moi, le parallèle avec Snowden, c’est qu’il y a quarante ans, son équivalent mis dans une même situation aurait sans doute fermé sa gueule au nom de la raison d’État, par loyauté ou patriotisme (c’est pareil).

      La pratique actuelle de faire appel à des contractants partout, même pour des activités sensible, ouvre des brèches énormes dans ce système, mais personne ne semble en avoir bien pris la mesure.

      Répondre
  7. Mais, au final, faudra bien le fabriquer l’Ipad, non ?
    Corollaire, si celui qui conçoit la nouvelle gamme de logiciel ne vit pas mieux que celui qui passe sa journée sur 9gag, pourquoi lui plutôt qu’un autre devrait s’y coller ?
    L’esclavagisme serait une solution pour une société de demain non basée sur le Travail, peut-être.

    MJ

    Répondre
    • Je suppose que tu parles du revenu universel, là?

      Parce que, si jamais, l’idée est que c’est un revenu de base et que ceux qui ont en plus un travail ont un revenu supplémentaire. Donc, ceux qui travaillent gagnent plus que ceux qui glandent sur Internet.

      Quant à savoir s’ils vivent mieux, c’est un autre débat.

      Répondre
      • Pas certain que ce soit un autre débat justement.

        Si un grand pourcentage trouve “mieux” de ne pas bosser – intrinsèquement – , le fameux travail ne sera simplement pas fait. Et donc la qualité de vie globale diminue drastiquement. Sans compter le fait que les passifs, faut bien les payer sur une caisse quelconque; on arrive déjà pas à faire vivre nos aînés décemment.

        MJ

        Répondre
        • Bof.
          À la fin, pas sûr qu’on parvienne quand même à trouver du boulot à tous ceux qui en voudront quand même.
          On est fait pour gagner du blé, on est fait pour bosser,’ ne serait-ce qu’en tant qu’activité sociale.

          Répondre
          • Je ne pense pas qu’on soit intrinsèquement fait pour gagner du pognon ou pour bosser; c’est un choix de société qui dure depuis si longtemps que très peu de gens peuvent concevoir la vie sans cet aspect.

            L’idée du revenu de base a un effet assez intéressant: il renverse la charge de l’emploi. C’est à l’employeur de payer suffisamment pour que des gens acceptent de bosser pour lui.

            Au reste, pas mal d’études montrent (notamment en Allemagne) qu’on pourrait remplacer les diverses allocations et subsides étatiques par un revenu de base sans changer grand-chose au budget de l’État.

            Répondre

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.