En 2013, David Graeber, anthropologue anarchiste américain et auteur de l’excellent Debt, avait publié un essai qui a fait le tour du monde, On the Phenomenon of Bullshit Jobs – dont j’avais parlé à l’époque. Bullshit Jobs est l’occasion pour lui de revenir sur cette notion de façon plus structurée.

Première bonne nouvelle: il est moins gros que Debt: 280 pages, plus une cinquantaine de pages de notes souvent très intéressantes (ce n’est pas juste de la bibliographie). On regrettera que ces notes soient en fin d’ouvrage, ça casse la lecture.

De plus, il est souvent très amusant. Déjà parce que l’auteur commence par définir ce qu’est un bullshit job. Le terme est traduit en français par « boulot à la con », même si ce n’est pas tout à fait pareil; raison pour laquelle je garde le terme anglais. La définition implique pas mal d’exemples, souvent cocasses. Pas toujours: il y en a quelques-uns qui sont vraiment flippants.

La définition habituelle est: « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (traduction de Wikipédia). Car, oui, il y a des bullshit jobs réellement néfastes.

Ceci pour le premier chapitre; dans le deuxième, Graeber définit une typologie des bullshit jobs. Il en identifie cinq types: les faire-valoir (flunkies), les gros bras (goons), les rustineurs (duct-tapers), les cochers de case (box-tickers) et les chefaillons (taskmasters). Il y a bien évidemment des multi-classés.

Deux chapitres sont consacrés à l’impact des bullshit jobs sur ceux qui les ont. Sans surprise, ce n’est pas beau à voir. On pourrait croire qu’être payé à ne rien foutre est un job de rêve, mais l’employé·e doit souvent maintenir une façade et se retrouve imbriqué·e dans des structures administratives qui oscillent entre le byzantin et le kafkaïen.

Il y a aussi le fait que notre société survalorise le travail, au point de considérer les chômeurs presque comme des criminels. C’est surtout le cas des « cols blancs » et c’est une notion qui est tellement intériorisée que l’idée même d’être payé à ne pas travailler nous choque.

Et c’est là la grande contradiction des bullshit jobs: ils ne servent à rien, ils sont mauvais pour la santé mentale de ceux qui y sont employés, ils coûtent cher à la société – et, de ce point de vue, les entreprises privées sont encore pire que les services publics (qui opèrent souvent selon des principes venus tout droit des méthodes de management privé, d’ailleurs) – et il semble impossible de s’en débarrasser. Au contraire, même: ils prolifèrent.

À un moment, Graeber ose même une comparaison entre la situation des personnes coincées dans un bullshit job et les pratiquants de BDSM, en disant « vous ne pouvez pas dire “orange” à votre patron » – “orange” étant donc un safeword. Une des pistes qu’il trouve pour expliquer cette prolifération, c’est qu’il y a des notions de pouvoir et de domination en jeu.

Ce ne sont pas les seules. David Graeber se plonge également dans l’histoire sociale du travail pour tenter d’expliquer tous ces paradoxes. Le moindre n’étant pas qu’il semble bien que le phénomène, s’il a connu une première heure de gloire au temps de l’Union soviétique, semble aujourd’hui indissociable du néolibéralisme. Oui, ce même néolibéralisme qui prétend que le marché – ou plutôt le Marché – est toujours efficace.

Car, au final, ce que je retire surtout de ce Bullshit Jobs, c’est une fois encore à quel point la notion de productivité issue du néolibéralisme est une escroquerie mondiale. Un dogme, en fait. Comme le socialisme soviétique qui prétendait que si ça ne fonctionnait pas comme prévu, c’est parce qu’il n’y avait pas encore assez de socialisme.

L’auteur est assez pessimiste, d’ailleurs, face à ce qu’il appelle du féodalisme managérial. La seule solution qu’il voit à ce problème, c’est de dissocier la notion de travail de celle de salaire – via un revenu de base universel inconditionnel.

Ce n’est pas que je sois contre, mais j’ai l’impression que c’est une idée qu’il va falloir pousser encore un bon bout de temps avant qu’elle ne se concrétise. En espérant qu’elle ne soit pas pervertie en cours de route. Il ne faut pas sous-estimer la capacité du capitalisme néolibéral à tout récupérer, même ses opposants avoués.

Même s’il faut garder à l’idée que Bullshit Jobs est plus un essai à charge qu’une thèse académique et équilibrée, j’ai trouvé le bouquin plutôt convaincant. Tout au long de sa lecture, je n’ai pas pu m’empêcher de de me demander si mon propre boulot était un bullshit job (à mon avis non, même s’il a des éléments qui sentent un peu le caca de taureau).

Je recommande sa lecture à toute personne qui a envie d’avoir des arguments supplémentaires pour flinguer le plus vite possible le système néolibéral que nos élites semblent tellement enthousiaste à nous enfoncer dans la gorge. Pour un peu, je pardonnerais presque à David Graeber d’avoir dit du mal de Douglas Adams.

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